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Héloïse Jocqueviel : portrait d’une quadrille affranchie

  • jochanson
  • 17 déc. 2022
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 18 déc. 2022

Héloïse Jocqueviel, danseuse à l’Opéra de Paris, se présente à moi comme elle se présente sur scène : rayonnante et prudente, prête à se livrer sans pudeur mais avec maitrise, le tout accompagné d’une générosité sincère, d’un élan plein de naturel et de bienveillance non feinte.


Elle joue, entre autres, une poupée a priori douce et espiègle dans la reprise de Kontakthof de Pina Bausch à l’Opéra de Paris. Ce rôle qu'elle interprète porte le désir d'une profondeur manifeste qu'elle incarne avec puissance : derrière l'objet des fantasmes masculins et la revendication d'un pouvoir affirmé, Héloïse détourne les violences malgré l'aspect enfantin de son déguisement. Travestir les codes, amener de l’épaisseur et du fond aux évidences, c’est une grande part du travail d’Héloïse sur cette production à Garnier. Cette institution, elle y est depuis dix-sept ans. Dès l’âge de cinq ans, elle prend des cours de danse classique et, vers l’âge de neuf ans, elle commence déjà à envisager les choses sérieusement - ou alors on l'envisage pour elle. Elle entre à l’école de l’Opéra et n’en sortira pas jusqu’à aujourd’hui. Là-bas, tout en s'affirmant avec puissance et ténacité, elle se spécialise par la force des choses et par goût dans le répertoire contemporain. Elle danse avec les plus grands : Hofesh Shechter, Sharon Eyal, Sidi Larbi Cherkaoui, Crystal Pite ou encore Ohad Naharin. Aujourd'hui, elle se lance avec fougue et passion dans cette pièce de Pina Bausch qu’on lui a transmise.


Kontakthof, littéralement « la cour des contacts », ce sont ces oppositions hommes-femmes, ces violences et ces moments tendres, une pièce de 1978 qui résonne brutalement avec notre époque MeeToo. Pour Héloïse, les thématiques de la pièce s’inscrivent parfaitement dans certaines préoccupations qui la travaillent depuis quelques années. Ces femmes maltraitées, invisibilisées, elle est partie à leur rencontre à travers la littérature. Pendant deux ans elle n’a lu que des auteurs femmes, en dévorant notamment des romans graphiques mais aussi des romans ou des poèmes. Elle constate la quasi absence de compositrice classique et contemporaine dans le paysage musical mais aussi que les femmes artistes des époques passées n’ont pu partager leur art. Le caractère systémique des violences du patriarcat la révolte. D’ailleurs, elle imagine des projets autour de ces thématiques : elle a entamé un travail autour de la sculptrice Camille Claudel et voudrait le poursuivre.


Héloïse note cette chance de travailler dans un domaine où les femmes sont un peu plus présentes, bien que pas suffisamment car nettement moins programmées que les hommes. Ces femmes avec des énergies telluriques : danser avec Sharon Eyal, dit Héloïse, demande un engagement complet, une quête de l’explosion physique joyeuse et profonde. Reprendre un rôle chez Pina Bausch c’est aussi poser ses pas dans le génie d’une femme visionnaire qui n’a cessé de réfléchir aux relations entre les hommes et les femmes.


Héloïse voudrait sortir du carcan, de ce corset de règles et d’attentes qui la contraignent depuis ses débuts. Elle s’y essaie avec certaines créations à l’Opéra mais elle rêve d’ailleurs. À l’Opéra, il lui est arrivé de délaisser les cours de danse classique dispensés tous les matins pour se tourner vers des exercices plus en liens avec les attentes des chorégraphes avec qui elle travaillait. Les genoux qui frappent par terre, les coudes en torsion, le corps qui se cogne, toutes ces violences inhérentes à la danse contemporaine elle les fait siennes pour échapper aux rôles traditionnels qui l’intéressent peu et à un système académique qui ne lui convient pas. Danser la méthode « Gaga » de Ohad Naharin lui parle plus que postuler pour un répertoire classique. Les concours, les auditions, la hiérarchie, tout cela ne la fait pas rêver. Sortir des rangs : cette danseuse au talent fou a tout pour vivre une nouvelle vie. Elle s’inscrit dans son temps avec force et engagement. Elle est l’image de ces femmes artistes silencieuses qui veulent sortir de l’ombre, prendre leur place dans le monde.


Sur scène, Héloïse illumine par sa danse et son jeu. Reprendre Pina Bausch, pour des danseurs de l'Opéra, est paradoxalement une entreprise pleine de difficultés. Il y a la danse bien sûr, mais il y a aussi le jeu, le théâtre, l'expressivité. Pina Bausch a hérité de la danse d'expression de Kurt Jooss et du courant expressionniste porté par Mary Wigman, créatrice de l'incroyable danse de la sorcière. Avec son Tanztheater, c’est-à-dire sa « danse théâtre », Pina Bausch a affirmé avec encore plus de force l'importance d'une approche théâtrale de la scène. Pour le ballet de l'Opéra de Paris, ce pourrait être un écueil. Héloïse, elle, survole les obstacles et offre une multitude de moments et de mouvements habités, colorés de malice et de légèreté, de force brute et vertigineuse. Dans la danse classique, on indique une position dans laquelle il va falloir inscrire une émotion, dit-elle. Ici et dans ses recherches, c'est l'inverse, c'est son attention au monde qui accompagne le mouvement, le fait naitre. Cela permet de toujours se réinventer, ne jamais subir la création. Au fur et à mesure des répétitions et des représentations, Héloïse trouve de l'épaisseur dans Kontakthof, elle vit la pièce par strates d'intentions successives et peuple sa présence à la scène de jeux de regards et de connivences avec ses camarades du ballet.


Sa prochaine œuvre à l’Opéra de Paris sera chorégraphiée par Bobbi Jene Smith. Voilà l’assurance pour la jeune danseuse de continuer à mettre son talent au service d’une créatrice avec la promesse d’un engagement physique intense. La maison de l’Opéra, loin des dorures et fastes que peut expérimenter le public, est pour elle un quotidien de loges et de salles de répétition. Ces lieux de travail feront toujours partie d'elle. La rigueur qu’elle y a développée et qu’elle place dans ses interprétations, ne la quittera pas et il y a tout à parier qu’elle développera encore son engagement et son talent manifeste dans ses futurs projets, ici ou là.


Crédits photographiques : © Zacharie Ellia


Jonathan Chanson 17/12/2022

 
 
 

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